Deux piastres de liberté

Jeudi dernier, je rentrais d’une grosse journée de recherche ethnographique au Parc Émilie-Gamelin, à la fois la tête pleine d’idées, le coeur inspiré et le corps vidé d’énergie. En descendant paresseusement l’escalier roulant vers le sous-terrain du métro Berri-Uqam, j’ai été bercée par la musique d’un pianiste solo qui jouait une pièce de Patrick Watson. Normalement, j’aurais simplement ralenti le pas pour faire durer le plaisir de mes oreilles tout en continuant de marcher vers ma destination, mais cette soirée-là, j’ai décidé de m’arrêter et de savourer le moment présent. Je suis restée le temps de cinq « tounes », en fait, jusqu’à ce que le musicien revienne à la première chanson entendue. Je devais avoir fait le tour de son répertoire du jour.

Les jambes molles de fatigue, je me suis assise en indien sur ma chemise à carreaux que j’ai dénoué de ma taille et je me suis accotée au mur, à quelques mètres du pianiste. J’ai sorti mon calepin et j’ai pris des notes. Tout d’abord, sur ma journée et ensuite sur cette expérience à la fois banale et anormale de simplement s’asseoir sur le plancher du métro pour apprécier la musique d’un interprète talentueux. J’emploie également l’adjectif « anormale », car combien de femmes professionnelles dans la trentaine, économiquement associées à la classe moyenne, se sentent-elles libres de s’asseoir comme bon leur semble ou ça leur tente? Nous normalisons notre corps, notre façon de bouger, de nous exprimer, de nous déplacer, de danser et même de nous asseoir en public selon des standards implicites incorporés. Notre corps est un drôle d’objet culturel et social qui manque parfois – voir souvent – de liberté individuelle. Même si à ce moment précis ma posture corporelle était harmonieuse avec mon état d’esprit, je suis consciente de l’image dissonante que je pouvais projeter. Plusieurs passant.e.s me regardaient drôlement, car sans avoir l’allure d’une personne itinérante, intoxiquée ou mendiante, j’étais assise à un endroit et d’une manière associées à ces catégories sociales. En pensant à certains ami.e.s, connaissances et membres de ma famille, je me disais qu’il y en aurait sûrement qui seraient mal à l’aise de me voir ainsi, assise sur le plancher sale du métro aux côtés d’un musicien inconnu. Et pourtant, j’étais si bien!

Non seulement nous restreignons notre corps dans un registre d’habitus contraignant, mais nous sommes aussi formatés à un rythme temporel de plus en plus fragmenté. Je remarque que nos agendas personnels et professionnels sont de plus en plus divisés au quart d’heures. Nous avons même industrialisé le rythme de nos vacances effrénées, remplies d’activités et de « must-see », « must-do », « must-selfie ».  Levez -la main ceux et celles qui flânent régulièrement, improvisent leur journée et laissent libre cours à leurs envies spontanées? Je le reconnais, je n’ai pas levé la main, mais timidement, mon index se rebelle et pointe vers le haut, car j’ai profondément envie de me plonger dans le plein de l’agenda vide. Jeudi soir, j’ai décidé de figer le temps entre le point A et le point B et de mettre un « stop » indéterminé au flux de mes déplacements. J’ai savouré chaque note de musique et rigolé de chaque regard perplexe déposé sur ma petite personne dissidente, assise sur une dalle du métro pour écouter ce que bon me semblait à cet instant hors-norme.

La liberté c’est grand, c’est angoissant, c’est rebelle. Pour paraphraser Pierre Falardeau, j’ajouterais que la liberté c’est bien des choses, mais ce n’est surtout pas une marque de yogourt. On dit souvent qu’elle a un prix. Ce soir-là, la liberté de mon corps et de mon temps m’a coûté un gros deux piastres …pis elle a duré cinq tounes.

 

 

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